Je passe un bien vilain moment. Tous les livres me d�go�tent. Je ne fais rien. Je m�aper�ois plus que jamais que je ne sers � rien. Je sens que je n�arriverai � rien, et ces lignes que j��cris me paraissent pu�riles, ridicules, et m�me, et surtout, absolument inutiles.Comment sortir de l� ? J�ai une ressource : l�hypocrisie. Je reste enferm� des heures, et on croit que je travaille. On me plaint peut-�tre, quelques-uns m�admirent, et je m�ennuie, et je b�ille, l��il plein des reflets jaunes, des reflets de jaunisse de ma biblioth�que. J�ai une femme qui est un fort et doux �tre plein de vie, un b�b� qui illustrerait un concours, et je n�ai aucune esp�ce de force pour jouir de tout cela.
Je sais bien que cet �tat d��me ne durera pas. Je vais ravoir des esp�rances, de nouveaux courages, je vais faire des efforts tout neufs. Si encore ces aveux me servaient ! Si plus tard je devenais un grand psychologue, grand comme M. Bourget ! Mais je ne me crois pas en puissance assez de vie. Je mourrai avant l�heure, ou je me rendrai, et je deviendrai un ivrogne de r�verie. Mieux vaudrait casser des pierres, labourer des champs.
Je passerai donc ma vie, courte ou longue, � dire : Mieux vaudrait autre chose. Pourquoi ce roulis de notre �me, ce va-et-vient de nos ardeurs ? Nos esp�rances sont comme les flots de la mer : quand ils se retirent, ils laissent � nu un tas de choses naus�abondes, de coquillages infects et de crabes, de crabes moraux et puants oubli�s l�, qui se tra�nent de guingois pour rattraper la mer.
Est-ce assez st�rile, la vie d�un homme de lettres qui n�arrive pas ! Mon Dieu, je suis intelligent, plus intelligent que bien d�autres. C�est �vident, puisque je lis sans m�endormir la Tentation de saint Antoine. Mais, cette intelligence, c�est comme une eau qui coule inutile, inconnue, o� l�on n�a pas encore install� un moulin. Oui, c�est �a : moi, je n�ai pas encore trouv� mon moulin. Le trouverai-je jamais ?
17 mars 1890
from Jules Renard: Journal,
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